L’Orchidée, Danse et Musique Vivantes

 

Année 2005


Ereignis

En l'émerveillement secret de ce qui se donne par soi-même

On ne peut manquer de se demander dans quelle direction "regarde" un tel titre, dans son caractère presque énigmatique. "Presque" parce que ce titre dégage tout de même comme un parfum qui nous est familier. Le fait d'un titre est d'indiquer une manière de direction pour la compréhension à venir de ce qu'il tente de signifier. Par ailleurs, en tout état de cause, un titre ne saurait nécessairement éclairer totalement la proposition qu'il accompagne;  il se contente de pointer dans sa direction. Que dire en quelques mots pour éclairer ce titre :

Ereignis est le mot, allemand, posé par le penseur Martin Heidegger, pour désigner la foncière co-appartenance entre  « être » et  « temps ». Ereignis n'est pas une entité en soi, ce serait davantage un libre-jeu pluridimensionnel dans lequel être et temps seraient livrés l'un à l'autre, en accédant ainsi l’un par l’autre à leur caractère propre, dans un mouvement abolissant toutefois l'un et l'autre au profit de leur indissociable unité ; indissociable unité  ouvrant alors sur l'aube d'une nouvelle appréhension de « être » et « temps » en tant que libre-jeu des Quatre. Le Quatre ou Quadriparti est le jeu de renvoi -jeu de miroir incessant par lequel toute chose est ; à savoir : les mortels, les signes en provenance du divin (les indices du sacré), le ciel et la terre. Ereignis est en fait une sorte d'origine abyssale à ce don qu'est (l')« être ».  Ereignis est ce qui donne temps, dans l'entr’appartenance foncière entre « temps » et « être ». « Temps » étant ce qui donne « être », dans l'entr’appartenance foncière entre « être » et « temps ». Cette double donation a pour source Ereignis. Ereignis en tant que, non pas une entité constituée, mais en tant que : libre-jeu jouant dans l'Ouvert, d'une donation provenant de (l’)« être » et issue du « temps », dans la relation à une provenance encore plus originaire, la donation elle-même (Ereignis). Tout ceci en intégrant le fait que, du point de vue de l'histoire de (l')« être » dans le déploiement de la pensée occidentale depuis son origine grecque, ce qui caractérise fondamentalement (l')« être » en tant que donation, c'est que (l')« être » se voile, se garde en retrait, dans le mouvement même où il se donne en son déploiement.


Comme le dit très bien, Marlène Zarader, dans son ouvrage Martin Heidegger et les paroles de l’Origine     : « (…) Et c’est seulement lorsque la pensée ne se contente pas de reconnaître le retrait du Es dans la donation , mais qu’elle s’avance jusqu’à penser ce Es (c’est à dire l’Ereignis) comme un essentiel « dépropriement » de lui-même, que, comme le dit encore Heidegger, « le voilement ne se voile plus ». Il ne se voile plus, c’est à dire qu’il apparaît enfin comme ce qu’il est : voilement irréductible, retrait essentiel. »

En en arrivant là, je ne puis résister à faire le rapprochement entre cette perspective de pensée, et celle du grand penseur indien Nagarjuna (150 ?- ?250) dans la présentation qu’en fait Jean Varenne dans l’Encyclopédia Universalis   :  « Nagarjuna concède que les phénomènes sont réels, mais seulement en tant que phénomènes ; on a raison de dire qu’ils sont comme un voile, mais à condition de comprendre qu’il n’y a rien derrière le voile. »




« En l'émerveillement secret de ce qui se donne par soi-même »

C'est le principe et l'expérience même de cette donation qui est au coeur de ma préoccupation :

D'où le surgissement de l'acte au sein de l'être-en-danse tire-t-il son "origine" et son "sens" ?...  Comment le mouvement s'instaure-t-il en initiatives successives, initiatives instituant la danse ?...

Enfin : d’où provient cette « donation » qu’est le surgissement de l’Acte au sein de l’être-en-danse ?…


La pensée de l’Ereignis me semble bien constituer comme une amorce de la réponse.

En effet, concernant le temps à l’œuvre au sein de l’in-stance de l’être-en-situation, il est évident que ce « temps présent » n’est assumable en tant que moment de présence pour l’artiste-danseur en situation que dans la mesure où il peut compter sur une certaine advenue « spontanée » d’initiatives. Or la possibilisation de ces initiatives a son origine dans l’ »accumulation » - non cumulative – d’une pratique antérieure à ce moment –présentement-là ; Le moment de l’être-en-situation-présentement-là n’étant lui-même qu’un moment de plus jouant dans l’accumulation d’expérience constituant-tissant le chemin  de ce qui se résume dans l’appellation de ce tout complexe sous le dénominatif de la pratique. Ce qui rend possible l’être-en-situation-présentement-là de l’artiste-danseur pratiquant dans l’Ouvert, c’est bien le libre-jeu de la présence au sein de cet instant présent comme d’une « mémoire » de la pratique antérieure. Mémoire « sélective » toutefois dont les éléments spontanément émergents sont dynamiquement mis en œuvre–mis en jeu au sein de l’initiative immédiate prenant corps dans l ‘écoulement de l’instant présent.

De plus, dans le caractère à chaque fois renouvelé de cette actualisation, se joue l’ad-venir, la « préparation », le processus concret même de maturation de la pratique à–venir ;  Donc une forme de préparation et d’un certain point de vue d’anticipation de ce que sera la pratique, si elle advient et lorsqu’il lui sera donné d’advenir, dans un « futur » (pratique future qui jouera elle-même alors en tant qu’actualisation de la pratique antérieure en même temps qu’anticipation d’une pratique à venir… Tel est le point de fuite incessant que l’on rencontre de fait dans toute pratique vivante…).

Ereignis - En l'émerveillement secret de ce qui se donne par soi-même

Par ce titre il s’agit finalement de désigner l’auto-fondation du mouvement, de l’initiative, de l’Acte. Cette auto-fondation procède d’une donation originaire : celle de l’initiative, de l’impulsion de l’initiative.

D’où provient cette impulsion de l’initiative ?…

L’impulsion qui impulse l’initiative provient du  Libre-jeu (jouant) dans l’Ouvert d’une initiative en tant que donation provenant de (l)« être » et issue du « temps », dans la relation à une provenance encore plus originaire, la donation elle-même : Ereignis (cf page1);


Marlène Zarader : « (…) Le tout dernier mot est donc bien Ereignis, l’avènement au propre, l’appropriement - à condition toutefois que celui-ci soit compris comme Enteignis : ce qui n’est jamais donné au regard, ce qui, jouant dans l’ombre met tout en chemin, permet l’envoi de toute présence et de toute histoire, et qui pourtant se soustrait lui-même à toute saisie possible. Enteignis : ce qui octroyant tout avènement au propre, accordant le temps et l’être, se déproprie de lui-même au profit de ses envois, et se révèle ainsi comme étant tout à la fois l’Insaisissable et l’Inconcournable. Insaisissable parce que toujours déproprié de lui-même, fonction uniquement centrifuge, creux incomblable, « blanc » premier ; incontournable pourtant, parce que c’est de ce blanc, de cet irréductible écart qui n’ « est » rien, que procède tout ce qui est et n’est pas. Incontournable donc, en dernière instance, parce que lui, et lui seul, rend possible et pensable cette idée « simple » : que rien ne repose en soi, que présence et absence, histoire et commencement, destin, langage peut-être, tout n’est qu’envoi ou donation. »

Libre-jeu, donc,  jouant dans l’Ouvert et se tissant du parcours complexe et incessant de la navette–de-l’écoulement-immédiat-de-l’instant-au-sein-de-la-situation (temps présent) entre les fils tendus du « reliquat » de « mémoire » active utile (issue du temps passé) et du temps à-venir, (aujourd’hui certes encore en attente d’advenir, mais qui sera pourtant bien lui-même un jour, lorsqu’il adviendra, le fruit de cet acte présent, qui lui est aujourd’hui antérieur, et qui sera porté par la réitération-même de l’acte au sein de la pratique, à une certaine maturation…).


Cette première « lecture », analytique, de l’être (-en-danse) dans sa relation au temps (de la prestation) peut, il me semble, se traduire sur le plan de ce qui advient concrètement (nota : concrescere=pousser ensemble) au sein de la situation par cette seconde lecture à travers le prisme du Quadriparti en tant que Libre-jeu des Quatre.

A savoir : 

- la mobilisation du danseur en tant que tentative pour exprimer une certaine vérité, une certaine dimension, une certaine plénitude d’être au sein de la situation, en d’autres termes la mobilisation du danseur en tant que tentative pour recueillir et manifester les indices du sacré (les signes en provenance du divin. Ce que Heidegger nomme «  les divins »), les indices d’une plénitude de l’être-au-monde.

- les mortels en, tant que l’artiste-danseur est bien l’un d’eux et qu’il se présente devant d’autres de ses semblables rassemblés en tant que public de la prestation.

          - la terre en tant qu’elle constitue bien le sol où s’appuie le danseur pour pouvoir danser ; Ce même sol où le public se tient lui-même pour se constituer en tant que public.

- le ciel, enfin, en tant que l’espace où le danseur déploie son geste ; ce même ciel que le public partage avec le danseur…


Je ne prétends certes pas en avoir à ce jour terminé de tirer au clair toutes les correspondances et implications entre la pratique de l’être-en-danse en situation et cette démarche de pensée dans toute sa profondeur et toute sa complexité. Cette écriture tente toutefois de poser un jalon. Un jalon de plus pour approfondir la compréhension de ce qui est mis en jeu.En attente active d’être capable d'en dire plus, je voudrais terminer pour l’instant en précisant ceci :

« Ereignis - En l'émerveillement secret de ce qui se donne par soi-même » parle enfin aussi de ce silence recueilli qui seul préside, est à-même de présider, à la Libre-possibilité de tout surgissement, de toute initiative, à la libre advenue de toute « donation ». Ce silence est ce qui fait secret en chacun de nous pour permettre en un moment choisi par ce secret-même la levée d’une circonstance favorable.



Roland Paulin 6 dec 2004